Alessandra MONACHESI RIBEIRO
Psychanalyste,
Présidente de l’Association 3C : Calce Culture Contemporaine
Au commencement était la matière. Et la matière parut stable et pérenne à l’homme. Et l’homme vit alors qu’elle pouvait néanmoins changer d’état selon son désir. Et l’homme émerveillé découvrit la fusion.
Artiste, Félix Valdelièvre entamera son parcours d’apprentissage de la soudure lors de sa formation de plombier chauffagiste, et ce sont ses ébats amoureux avec le métal qui vont le mener à la sculpture et à l’art contemporain.
Jouer à Dieu face à la matière c’est maitriser sa transformation, explorer ses possibilités et y découvrir un moyen d’expression pour quelque chose d’autre. Voici où l’artiste et la déité se retrouvent en tant que créateurs du monde. Un monde dans lequel créer implique contraindre les matériaux à assumer une forme spécifique contre laquelle ils peuvent résister. D’où l’affrontement, les ébats, le corps à corps entre l’artiste et la matière qui ne se laisse pas devenir œuvre à moins de pouvoir y laisser aussi sa marque d’inattendu.
Au commencement était la nature. Après un flirt avec le mobilier et d’autres utilitaires, les « bestioles » de l’artiste prennent immédiatement parti des formes arrondies, leur légèreté et leur mouvement contrastant avec la rigidité et la lourdeur objective du métal. La nature y est également point de départ, point d’arrivée et source d’inspiration. Comment contraindre la matière pour la renvoyer au plus proche de ses origines?
Le paradoxe de l’artiste qui œuvre sur la nature pour la restituer à elle-même nous fait penser à Giuseppe Penonei et sa démarche d’être fleuve pour sculpter la pierre telle que seule la rivière peut le faire, l’unique façon d’y dévoiler sa vérité de pierre sculptée. Dans le bestiaire fantasque de Félix Valdelièvre, les animaux marins s’envolent, les dinosaures réapparaissent, un chat et un crapaud sont inscrits pour l’éternité dans leur saut perpétuel. Tout est mouvement, tout est délicatesse, tout est rêverie. Mais contrairement à Penone, son geste ne se prétend pas au plus proche du geste naturel mais plutôt en opposition à celui-ci : à l’artiste appartient le défi de contraindre.
Au commencement était la matière. La pierre, la peinture et les marques de leur rencontre dont l’intermédiaire est le papier. Chez Pousse Caillou, l’atelier du père lithographe de Félix, l’artiste en devenir découvre l’art et le travail sur la matière pour en tirer une forme. L’approche technique et artisanale qui le fascinera plus tard lors de la découverte de la soudure du métal est déjà présente dans le savoir-faire paternel, lequel le met en face-à-face avec le paradoxe éternel du sculpteur, entre dévoilement d’une forme et son imposition.
Le papier rencontre la pierre et la résultante c’est l’amalgame de deux textures devenant une troisième par le biais de la peinture. Félix Valdelièvre en tire la leçon et la texture devient pour lui une quête aussi importante que la forme.
On pourrait y retrouver un parcours analogue à celui de Richard Serra, pour qui le temps et les éléments jouent un rôle fondamental dans la construction de cet ensemble indissociable composé de ses sculptures et du milieu les environnant. La sculpture, chez Serra, c’est l’objet dans ce qui l’entoure et dans le temps. Il n’y a pas d’œuvre sans que tous ces éléments soient réunis.
Et pourtant, cette œuvre immersive et ambiante ne tire pas sa puissance de cette multiplicité d’éléments, mais plutôt de la quête de la simplicité contenue dans l’épurement des formes et dans l’abstraction.
Même si, contrairement à l’artiste nord-américain, Valdelièvre trouve son geste personnel plutôt dans l’arrondi des formes que dans les lignes droites, et bien qu’il soit tourné plutôt vers les œuvres qui se suffisent en elles-mêmes que vers la création d’un espace-paysage pour lequel l’œuvre dans l’environnement fait sens, il semble lui aussi prendre assez naturellement la voie vers l’abstraction et vers l’importance accordée au temps comme co-auteur de ses créations artistiques. Le temps, pour Félix Valdelièvre, est l’un des ingrédients principaux pour que la matière devienne œuvre.
Au commencement était la nature. C’est ainsi que les bestioles deviennent des formes oblongues. D’abord, des pièces murales, des lignes échappant du cadre bidimensionnel. Ensuite, la nécessité du volume, l’entièreté de cette forme trouvée et retrouvée qui se plie et se suffit à elle-même. Parce que la forme oblongue que l’artiste découvre n’est rien d’autre que la nature réapparue : la chrysalide, le cocon. La forme épurée et abstraite construite par Félix Valdelièvre et à laquelle il arrive comme à l’essence de son geste, c’est une forme naturelle, une carapace et un œuf à la fois. Une prison et une gestation de la vie en devenir ?
On pourrait se souvenir du travail d’Ariel Moscovici sur cette forme oblongue laquelle, pour lui, appartient aux formes inhabitées. Il œuvre au cœur de la tension entre les oppositions : creux / plein, lisse / rugueux, géométrique / irrégulier… Mais là où Moscovici travaille sur les archétypes, sur les formes comme témoins du rapport conflictuel, de l’opposition entre l’homme et la nature, Valdelièvre s’accroche à l’exploration de cette forme unique, synthèse de toutes les autres. Le conflit chez lui, s’il y en a un, ne s’incarne pas de façon explicite sur l’œuvre. Il réside plutôt dans la rencontre entre le geste de l’artiste et le métal, son unique source de matérialisation.
La chrysalide est la nymphe des lépidoptères, le stade intermédiaire entre la chenille et le papillon. Pour aller d’une à l’autre, l’insecte doit se métamorphoser, réorganiser totalement la structure de son corps. Dans sa période de chrysalide, il ne se nourrit pas et il reste immobile, dans une sorte de mort extérieur tandis que tout se transforme de l’intérieur.
La forme oblongue et son potentiel de transformation apparaissent comme une évidence dans la démarche créatrice de Félix Valdelièvre qui ne peut qu’aller dans le sens d’un minimalisme de la forme. Et, par conséquent, il entame un processus au travers duquel les bêtes imaginaires muent et se métamorphosent en ce qui est le « pur maximal », traduction de leur essence. A moins que ses « bestioles » ne soient alors nées de ses « chrysalides », et que l’artiste soit dans une quête à rebours de l’origine de ses premières œuvres … Et nous plongeons alors dans des mythes cinématographiques non terrestres...
Au commencement était la forme, la quête d’une forme à travers laquelle l’artiste traduit si bien le paradoxe du geste artistique. Entre jouer à Dieu et se plier aux contraintes des matériaux, il veut créer une œuvre de synthèse, la recherche d’une forme pure. Si épurée qu’elle dépasserait en perfection même la nature dans laquelle elle puise ses origines. Une sculpture organique, presque vivante, renvoyée à son opposé anorganique, minéral.
Quoi de plus paradoxal que ce geste qui cherche à sublimer le monde réel dans l’œuvre artistique ? Tel un Oiseau dans l’espace, de Constantin Brancusi, l’artiste flirte avec l’abstraction et le minimalisme sans abandonner totalement une référence à la figuration. Là où l’oiseau de Brancusi demeure toujours un manifeste à la frontière entre le portrait de l’essence de l’animal et son abandon au nom d’une pureté des lignes et des formes, l’essence du vol, les formes oblongues, fuselées, de Félix Valdelièvre prennent de plus en plus parti de l’abstraction et de leur propre déconstruction.
Au commencement était le temps. Les chrysalides s’ouvrent, se découpant en plusieurs angles de vision, dans une approche quasi cubiste. Peut-être qu’elles vont finalement nous dévoiler ce qui germe en leur cœur ? Est-ce bien celle-ci la quête du spectateur en recherche de sens ? Ou est-ce l’artiste qui œuvre pour traduire quelque chose d’autre par son travail ? L’art y a-t-il véritablement un sens ? Une direction ? Une signification ?
Lygia Clark, par sa série des Animaux, trace le chemin inverse de celui de Valdelièvre. Son expérience en sculpture avec la matière dure et la forme essentielle lui renvoient vers l’organique et, ainsi, à la relation intrinsèque entre l’œuvre et ses origines. Car à l’origine était la nature. Et la nature, en art, n’est rien d’autre que la relation entre l’artiste et son geste et la relation entre son geste et l’autre. L’autre de l’artiste et de son geste est la nature. Ou bien le regard de l’autre, le geste de l’autre qui donnent à l’œuvre artistique sa raison ultime d’existence. Est-ce que l’artiste ne trace pas souvent le chemin de retour une fois atteint la limite de sa question ?
Les chrysalides de Valdelièvre se découpent. Elles deviennent miroir du spectateur qui les contemplent, renvoyant leur mystère au sujet, et à son regard.
A l’origine était le temps, et le temps s’incarne dans les sculptures de l’artiste quelque part entre le métal poli qui renvoie le regard et le métal rouillé qui décline le temps en texture.
Élever un objet à la dignité de la chose. Voici l’une des définitions de Jacques Lacani de la sublimation qui est, selon la psychanalyse, l’une des possibilités d’un travail psychique pouvant générer comme conséquence une création artistique. C’est à travers de ce travail de sublimation que le sujet peut traduire une chose irreprésentable par autre chose, afin de tenter de donner forme à un vide. En psychanalyse, la création artistique c’est l’une des formes pour contourner ce vide essentiel et inaccessible.
Félix Valdelièvre semble tenter lui aussi de contourner ce vide qu’il nomme l’essence de sa forme oblongue. Sa méthode est basée sur une approche artisanale dans laquelle la technique est au service du propos artistique. On retrouve quasiment le travail du lithographe sur la pierre lors que l’artiste se prend d’affection pour la matière liquide qu’il décline en forme. Peut-être que son but c’est tout simplement d’élever la technique à la hauteur de l’art ? Et qu’en le faisant, il rend son œuvre à ses paradoxes originels entre art et nature, entre art et technique, entre nature et forme, entre l’artiste et la nature, là où le temps habite.
Les formes oblongues de Félix Valdelièvre
i Alessandra MONACHESI RIBEIRO est psychanalyste, docteur en théorie psychanalytique sur le thème du corps et du féminin dans l’art contemporain à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro, scientifique invitée pour réaliser une recherche post-doctorale sur le thème du corps et la mémoire dans l’art contemporain à l’École de Communication et des Arts de l’Université de São Paulo et au Centre de Recherche sur l’Art et le Langage de l’EHESS à Paris. Auteur de plusieurs textes critiques sur des œuvres et sur des artistes contemporains, elle est aussi présidente de l’Association 3C : Calce Culture Contemporaine dont la mission est celle de développer un projet de diffusion en art contemporain en milieu rural dans le sud de la France.
ii Didi-Huberman, G. (2000). Être crâne : lieu, contact, pensée, sculpture (Giuseppe Penone). Paris : Les éditions de Minuit.
iii Lacan, J. (1986). L’éthique de la psychanalyse. Le Séminaire, VII. Paris : Seuil, p. 133.